La rue pavée de cendres

Hey... Me regarde pas comme ça...

Tin ne pouvait détourner son regard de celui d'Edward, car ce dernier le fixait avec trop d'intensité. L'aspect sérieux qu'ils avaient repris avait un côté étrange qui perturbait le jeune fantôme, aussi se sentit-il comme obligé de dire quelque chose, afin de briser cette ambiance:
- Euh...
Il hésita.
- Euh... Tu vois, euh... Oui alors ça m'amusait au début mais maintenant, plus trop... euh... c'est un peu la fin... enfin c'est pas la fin mais je rigole moins... ben non en fait, c'est toujours drôle mais... j'suis tout seul et tu vois...

Non mais qu'est-ce que je suis en train de raconter moi..., pensa-t-il avec consternation.

Il reprit son souffle, lui qui n'en avait plus mais qui continuait à respirer par habitude mortelle, et dit d'une traite:
- Cécoulketusoalavecmoa.
Soudain, brutalement et à sa grande surprise, Edward disparut de son champ de vision. Littéralement. Figé une fraction de seconde, il comprit ensuite qu'il venait "tout simplement" de lâcher son compagnon, faute de concentration. Il plongea donc à toute vitesse vers le sol et ratrappa Edward à une trentaine de mètres de la terre, le plaquant immédiatement contre lui.
- AAAH ! Pa-pa... pardon, j'me suis déconcentré tout seul comme un con, là, j'sais pas c'qui c'est passé ! Je... Ca va ? Tu veux redescendre ? J'suis désolé ! T'aurais pu...

... mourir, oui ! On était pas censé ne pas pouvoir tuer les humains, pourtant ?! Raaah mais quel couillon ! Putain ! Son coeur bat méga-vite...

...!

Complètement éberlué et encore quelque peu sous le choc de ce qu'il venait de faire (à savoir, tuer sans le faire exprès son nouvel seul ami), Tin, suite aux deux attouchements successifs d'Edward, s'exclama:
- Hey ! Comment t'as fait pour me...?!
Il décida de se calmer, et s'efforça de prendre un air sérieux, ce qui faisait un contraste étrangement drôle et attendrissant par rapport à la seconde précédente, où il était surexcité.
- Comment tu as fait pour réussir à me toucher ? interrogea-t-il plus calmement.
Puis il réalisa qu'Edward était en train de lui parler, et, au vu de son air gêné, ce qu'il s'apprêtait à lui dire n'était pas des moindres. Alors il resserra son étreinte, en douceur, juste pour ne pas refaire une faute de concentration une seconde fois, et demanda doucement, invitant le brun à continuer:
- Oui ? Tu... quoi ? Qu'est-ce qu'il se passe... Edward ?
C'était la première fois qu'il prononçait son nom dans un contexte amical, et il le savourait, essayant de ne pas trop montrer sa joie.

Edward, Edward, Edward, chantonna-t-il mentalement. Edward, Edw...

Ses pensées furent soudainement coupées par la réponse franche du brun.

... Quoi ?!

Tin fixait Edward avec de grands yeux surpris qui témoignaient aisément de l'étonnement surdimensionné qu'il ressentait. Pour autant qu'il pouvait en juger, du plus loin qu'il s'en souvenait, jamais personne ne lui avait fait une telle déclaration. Il se demanda où Edward voulait en venir. Après tout, ils ne se connaissaient même pas depuis une heure. Peut-être que c'était simplement une démonstration d'amitié ?

Ouais... Et comment on fait la part des choses lorsqu'on a un garçon vivant blotti contre vous ?

- Euh...
Le jeune fantôme cherchait ses mots. Il avait peur de faire une mauvaise interprétation des choses, mais ne voulait pas laisser le brun sans réponse.
- Mais moi aussi je t'aime... bien... ?
La question qui pointait dans sa phrase se faisait ressentir d'une manière quelque peu étrange. C'était comme si lui-même hésitait à clarifier ce qu'il éprouvait pour l'adolescent.
- Tu sais... je suis vraiment heureux de t'avoir rencontré. Toi aussi, t'as l'air d'être seul. Tu ressembles à un animal blessé. On dirait que tu portes sur toi tous les coups durs que tu as vécu. Et que tu vis encore...
Il fit une légère pause, puis reprit:
- On s'est bien trouvés tous les deux. Moi, je porte sur moi tous les mauvais coups de la mort.
Et il serra Edward dans ses bras, dans une étreinte mêlée de respect et de profonde affection.

Je crois que c'est le genre de moments qui se passent de mots.

Tin adressa simplement un gentil sourire à son ami, puis le garda contre lui jusqu'à ce qu'ils redescendent à terre. Le temps semblait s'être arrêté et pourtant le vent soufflait encore. Le jeune fantôme se retira légèrement d'Edward et, considérant qu'il pouvait se le permettre étant donné l'ambiguité de la situation, il vint frôler presque imperceptiblement les lèvres du brun des siennes. Lui ressentit comme le souffle de la flamme d'une bougie sur sa bouche, tandis que le vivant avait dû avoir la fugitive impression d'embrasser un éclat de blizzard.
Si l'un comme l'autre avaient su qu'ils venaient d'échanger le seul et unique baiser qu'il leur serait jamais possible de s'offrir, peut-être auraient-ils profité d'avantage de cet instant. Par la suite, l'esprit s'en voulut beaucoup. Mais il n'est pas encore tant d'en parler.
Tin finit par reculer complètement et dit, du même ton enjoué qu'auparavant, comme si toute cette scène n'avait jamais eut lieu:
- C'était génial, hein ? Tu as aimé voler ? Alors... A toi maintenant ! Montre-moi comment tu vis.
Et il fixa Edward de cet air espiègle et étonné tout à la fois qui lui était propre, impatient.

Le sourire de Tin s'élargit et il haussa un sourcil avant de s'exclamer:
- Mais bien sûr que ça m'intéresse ! Tu te rends compte que...

... je garde pas le moindre souvenir de mon ancienne vie humaine ? s'apprêtait-il à dire.

Cependant, se rendant compte qu'il ne s'agissait pas là de l'entière vérité et que mentir à Edward était la dernière chose qu'il souhaitait faire (à plus forte raison s'il était amené à parler de lui), il se tut. Un éclair de légère panique traversa son regard, mais il ajouta très vite, comme pour se reprendre:
- ... que je connais pratiquemnt rien de toi ?
Il se rapprocha du brun et ajouta plus doucement:
- Tu as un père ivre... Est-ce qu'il te fait du mal ? Dans ce cas...
Son visage s'assombrit et une lueur mauvaise s'alluma dans ses prunelles.
- Si tu me le demandes, j'irai lui démonter le coeur. Si tu te sens heureux à l'idée de sa mort, je lui ferai si peur qu'il en crèvera d'une crise cardiaque.
Il sourit méchamment:
- Que va dire Papa quand tu reviendras avec un fantôme, Edward ?

Si l'esprit avait pu avoir consistance humaine, nul doute que ses yeux se seraient assombris pour prendre l'aspect orageux de la plus noire colère. Au lieu de cela, l'éclat de ses pupilles fut ombragé par une sorte de brouillard laiteux si irréel que Tin sembla irradier le dégoût et la fureur.
- Il te bat ? releva-t-il haineusement.
Ses sourcils se froncèrent et il serra les dents.
- Pourquoi ?
Il était si révolté que les contours de sa silhouette s'estompaient, comme s'il en tremblait. Comment pouvait-on vouloir du mal à Edward ? Qu'est-ce que c'était que ce père indigne ? Le fantôme prit conscience d'une partie de la souffrance latente que le brun devait garder en lui comme une blessure qui ne pouvait se cicatriser, et il se sentit brusquement honteux de lui même.

Je peux bien critiquer son père qui doit le faire vivre contnuellement dans la peur, je peux pas nier le fait que tout à l'heure, c'était moi qui m'amusais de son regard terrifié. Putain mais la mort, quel genre de monstre insensible me fait-elle devenir au juste ? A moins que j'ai toujours été aussi égoïste ? Même... vivant ? Est-ce que j'étais... je suis du genre "Si je m'amuse, peu importe les autres" ?

Il posa sur Edward un regard triste et subitement, il se détesta.
- Conduis-moi chez toi, dit-il d'un ton dur.

Radouci, Tin posa sur Edward un regard plus tendre. Il s'arrêta de marcher (car il avait pris pour apparence sa forme humaine) et stoppa par la même occasion leur progression à tous les deux.
- Edward... Je te promets de pas lui faire de mal si c'est pas ce que tu souhaites.
Il éleva une main et la fit glisser dans les mèches noires des cheveux de son compagnon afin de le rassurer, puis reprit du même ton apaisé:
- En revanche, j'aimerais être là pour intervenir en cas de dégénéressence.
Il plongea ses yeux brumeux dans ceux du brun et ajouta:
- Ne t'inquiète plus...
L'esprit détourna la tête avant de murmurer:
- Si tu en as envie... je peux même rester pour toute la vie avec toi, et tu ne grandiras plus seul...

Tin avait repéré du coin de l'oeil l'espèce de tressaillement qui avait parcouru Edward suite à ses dernières paroles. Mais, incapable de l'analyser, il préfèra ne pas tourner complètement la tête vers son interlocuteur, inexplicablement gêné.
Celui-ci pourtant poursuivait et venait de faire une déclaration des plus surprenante qui laissa l'esprit pantois.

"Pour frère et même plus"...?!

Il se stoppa, visiblement ébranlé. Quelque chose clochait au niveau émotionnel. Il éprouvait le même sentiment que lorsque vous essayez de vous souvenir d'un rêve dont les détails vous échappe au fur et à mesure que vous tentez de vous en rappeler. Un léger tintement se fit entendre dans sa tête, diffus et quasi inaudible, tout en étant assez lancinant pour que le fantôme ne puisse l'ignorer. Que se passait-il ? Etait-ce les dires du brun qui le perturbaient autant ? Et si oui, pourquoi ?
- Euh...
Il passa nerveusement une main dans ses cheveux, dans un mouvement typiquement humain.
- Oui, allons-y...
Et il fit un léger sourire. Vacillant.